2993, aux abords de Lyuang (Linjei).
Vite. Vite. Elle ne peut pas s’arrêter. Ses semelles ne font qu’effleurer le sol, juste ce qu’il faut pour lui donner l’impulsion nécessaire à chaque foulée. Elle court sans se retourner, consciente que si elle le fait, elle risque de tomber et de se ralentir. Alors elle continue de courir, sans être sûre de la distance qu’elle a mis - ou perdu - entre elle et eux.
Foutue tache. Elle court toujours, mais tient fermement l’extrémité de sa manche dans sa main. Foutue tache, qui a scellé son destin. Aena aurait préféré être l’âme soeur d’un sombre inconnu, du plus grand des connards ou même d’un soldat qui les auraient tous les deux tué en prenant trop de risques au combat plutôt que d’une princesse.
A cause de cette tache, elle est recherchée. Depuis toujours. Il y a ceux qui veulent l’emmener et l’enfermer au palais pour s’assurer qu’il ne lui arrivera rien - elle ne pourra alors plus voir sa famille, ni ses amis, et sa vie se résumera à déambuler dans une prison dorée - et ceux qui veulent sa peau, pour faire d’une pierre deux coups. En la tuant, ils la tuent elle.
Vite, elle se cache derrière un muret d’une bâtisse abandonnée. La végétation est sauvage, elle est arrivée à la lisière de la ville, et si le jour éclairait sa fuite, elle pourrait apercevoir le haut des tours du palais. En fuyant une chimère, elle se jette dans la gueule du loup.
2997, localisation exacte inconnue (Linjei).
Son coeur bat la chamade, tambourine contre sa poitrine comme s'il voulait quitter son corps, et s’enfuir avant qu’elle ne puisse réaliser cette terrible erreur. Mais la jeune femme est déterminée. Il y a de ça 4 ans, elle ne pensait pas en être capable. Une jeune femme sans histoire, sur le point de devenir une héroïne. Endoctrinée par le groupe qu’elle fuyait à l’époque, elle a fini par les rejoindre et par reconnaître leur vérité : la clé, pour enfin se libérer des Prodiges, est quelques sacrifices de personnes clés. Ces personnes, c’est d’abord elle. Elle, qui a eu le malheur (ou l’opportunité ?) de naître en tant qu’âme soeur d’une princesse. Et pas n’importe laquelle : la princesse héritière de Linjei, putain. A chaque fois qu’elle y repense, ça lui donne une de ces forces.
Elle leur a dit au revoir, à tous. Ses compagnons d’armes. Elle ne voulait pas qu’ils soient là. Et maintenant la voilà, seule, dans la petite clairière où elle finirait pas exhaler son dernier souffle. Celui-ci est d’ailleurs irrégulier. Ses doigts tremblent sur le manche de la dague qu’on lui a remis. Elle déglutit, son regard se lève vers le ciel qu’elle parvient à distinguer entre les branches et les feuilles des arbres autour d’elle. Le vent se lève, comme une invitation, qu’elle suit. Ses jambes ne tremblent pas, elles. Au moins une part d’elle sait qu’elle ne peut plus reculer. Reculer, c’est trahir. Et même si cette pensée a effleuré son esprit, elle l’a rapidement balayée dans un coin de sa tête, l’a chassée pour ne plus y songer. Elle ne peut pas fuir, pas maintenant. Ses paupières recouvrent ses pupilles, le soleil disparaît et, sans réfléchir, elle s’enfonce le poignard dans le coeur.
Une seconde plus tard, alors qu’elle s’est écroulée au sol, un autre rebelle la rejoint. Il glisse une main sous sa tête, et l’observe une seconde, une autre dague en main. « Merci, Aena. », souffle l’Ombre, avant de planter sa lame dans sa jugulaire, afin de l’achever plus rapidement.
Au même moment, au palais de Lyuang, la princesse héritière s’écroule en se tenant la gorge. Elle meurt à son tour.
3021, Osharea
Aucune guerre n’a éclaté. Pas à nouveau, pas après ce qui avait déjà défiguré la face du monde. Impossible, de toute manière. Impossible de punir tous les Ombres comme ils l’ont jadis fait. Les tâches qui s’étendent sur les corps des Prodiges sont plus efficaces que des chaînes. Impossible de tuer les Ombres pour ce qu’ils font, car en mettant fin à une de leurs vies, ils éteignent la vie d’un des leurs. Un avantage que les rebelles utilisent à leur avantage. Une malédiction pour certains, une opportunité de paix pour d’autres.